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El Bustan
C’est un lieu où j’aimais aller, vêtue de ma chemise ample couvrant les bras et de ma jupe longue en coton léger. J’avais l’habitude d’y retrouver mes amis jusque tard dans la nuit. Pour m’y rendre, je longeais la Qasr el Aini et après la place Tahrir, je laissais le son continu des klaxons pour tourner à droite à l’angle du « café Riche ». Je m’enfonçais dans une ruelle et me dirigeais vers le café « el Bustan », café en plein air, typique, animé en plein cœur du Caire où j’étais tout de suite transportée par les odeurs enivrantes de tabac à chicha.
C’était toujours le soir, quand la nuit tombait et que la chaleur éreintante de la journée, mêlée à la poussière du désert aride laissait place à de douces soirées légèrement rafraichies par une brise légère, que les rues et les cafés en plein air s’animaient. Les habitants sortaient sur les bords du Nil tout proche ou dans les rues, profitant de moments en couple, en famille ou entre amis.
J’aimais retrouver ce lieu rythmé par les bruits incessants des discussions animées en arabe, des rires et des confidences qui créaient une atmosphère si conviviale où chacun semblait se connaître et se sentir un peu chez soi. L’ambiance chaleureuse de ces soirées invitait à se détendre et à profiter du moment. Dans ce mélange de culture et de langue, je me sentais à ma place connectée aux autres avec une même énergie commune.
Les serveurs circulaient avec hâte et agilité entre les tables apportant les charbons incandescents pour maintenir la chaleur des tabacs à chichas.
J’avais mes habitudes et n’y dérogeais pas, « ana عayza Karkadé ma عa ma ع laqa sokkar we ana عayza ashrab chicha be tofah law samaht ». Je commandais du karkadé, une infusion de fleurs d’hibiscus dont l’arôme sucré et floral se mêlait à la symphonie olfactive du lieu. Les tasses de karkadé en verre épais transparent ne tardaient pas être servies sur la table. Mon regard était captivé par les reflets pourpres de l’hibiscus côtoyant les braises ardentes, rouge vif du charbon qui crépitaient au sommet de la chicha. Le goût sucré et acidulé du karkadé se mariait parfaitement au parfum de pomme verte que dégageait la chicha et qui est resté gravé dans ma mémoire.
Des lampions flottaient gracieusement de part et d’autre des façades au charme désuet des vieilles maisons de cette ruelle étroite. J’admirais les sculptures, les balcons en fer forgé, les colonnades de ces demeures, dont les détails et les ornements témoignaient de la splendeur d’une architecture de la colonisation européenne, du début du 20è siècle. Ces façades me fascinaient, et attisaient mon désir de découvrir les intérieurs, les pièces haut de plafond et les grands évènements d’une vie familiale qui avaient pu s’y dérouler.
Même si à cette époque je m’y rendais à pied, aujourd’hui, 4 500 km me séparent de cet endroit. Alors parfois je ferme les yeux, je ranime le souvenir de moments magiques au « bustan » « Verger » ou « jardin » en arabe, éveillant mes sens et m’invitant à un voyage sensoriel au Moyen Orient.
Les 1000 odeurs de ce café me reviennent en mémoire. Les notes exotiques, fruitées exprimées par les danses des volutes de fumée aromatisées à la pomme, à la cerise, à la vanille m’enivrent. Je laisse venir les sensations, je goûte la saveur acidulée du karkadé adoucie par le sucre, je me laisse envelopper par les discussions animées en arabe. Ces sensations qui font partie de mes souvenirs et de mon histoire me plongent dans la pénombre chaleureuse et dans l’atmosphère envoûtante du café el bustan. Alors je les saisis et je me nourris de cette énergie pour me ressourcer…goûter….sentir…toucher…regarder…écouter.. me transportant dans une autre réalité et m’offrant ainsi pendant un court instant un moment précieux d’insouciance, de légèreté et d’évasion.
Céline De Wever